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Les bûchers de la haine.

En attendant notre ferry à Larne pour rejoindre l'Ecosse, nous avons assisté aux festivités du twelfth, c'est-à-dire aux célébrations du 12 juillet. Cette fête se décompose en deux parties. Une première partie se déroule la nuit du 11 juillet où les feux de joie ou bonfires illuminent l'Irlande du Nord et la deuxième partie, le 12 juillet quand des marches orangistes traversent les villes au son des flûtes et tambours, parfois des cornemuses.

Dans la réalité, ces festivités sont une véritable déclaration de haine et de provocation envers les catholiques, de la part des protestants rassemblés dans l'ordre d'Orange.




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En 2022, plus de 200 bonfires ont été allumés en Irlande du Nord. Chaque quartier et/ou ville construit son bûcher. Il en va des bûchers comme des gratte-ciel dans les grandes métropoles mondiales : chacun veut avoir le plus… haut. En 2022, c'est la ville de Larne qui pulvérise tous les records.

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Le petit bûcher de quartier, à côté de notre camping, n'a pas réussi à concurrencer l'immense bûcher de 62 m construit à Craigyhill, sur les hauteurs de la ville.



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Ancien drapeau de l'Irlande du Nord

A Larne, nous n'avons vu aucun drapeau brûler, à la demande des autorités. D'autres villes ont brûlé avec joie les drapeaux de la République d'Irlande, de l'Union Européenne et de la Palestine. Il s'agit d'un message de haine envers les catholiques. En effet, les catholiques sont majoritaires en République d'Irlande. Les protestants brûlent le drapeau palestinien car les catholiques se sentent proches des Palestiniens affirmant que ceux-ci "sont oppressés par les Israéliens comme les catholiques sont opprimés en Irlande du Nord". Ils brûlent aussi le drapeau européen car les Orangistes de 2022 sont principalement composés d'hommes issus des milieux populaires qui ont des réflexes anti-Union Européenne. En outre, les affiches électorales du Sinn Féin, le parti qui milite pour la réunification de l'Irlande depuis sa création et qui a obtenu la majorité des voix aux élections de mai 2022, sont brûlées ainsi qu'un pantin à l'effigie de Michelle O'Neill, la dirigeante du Sinn Féin sur un bonfire à Glenfield.


Bûcher loyaliste en construction à Bushmills.


Outre la compétition des bûchers, chaque communauté veut détruire ceux de l'autre pendant la phase de construction (bûchers catholiques pour le 15 août). Cette année, deux bûchers ont été attaqués au nord de Belfast par des jeunes républicains.


Le lendemain, nous avons assisté à la marche des Orangistes à Glenarm. Il s'agit tout comme pour les bûchers, d'une véritable provocation de la part des protestants envers les catholiques. Ces défilés traversent les quartiers catholiques et ont été à l'origine du conflit nord-irlandais (1966- 1998). Il s'agit d'affirmer haut et fort la domination des protestants en Irlande du Nord, ainsi que leur unité. Les participants défilent en costume de l'ordre d'Orange, soit un costume sombre sur lequel ils portent un sash, c'est-à-dire une écharpe orange en forme de V, portant le nom et le numéro de leur loge. La couleur orange est la couleur dominante de ces défilés : les fleurs de lys portées par ces hommes sont oranges, leurs bannières sont à dominante orange.



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Que vient faire la couleur orange dans cette histoire : pourquoi pas du rouge, couleur du sang qui a coulé entre les deux communautés ? Orange fait référence à Guillaume d'Orange. Oui d'accord, mais encore ? En 1685, se pose la question de la succession de la dynastie catholique des Stuart en la personne de Charles II (1660-1685) sur le trône anglais, qui meurt sans héritier masculin direct. Deux prétendants émergent : soit Jacques II, qui est le frère de Charles II; soit Marie, la fille de Jacques II, qui a épousé Guillaume d'Orange, le stathouder (dirigeant) des Provinces-Unies (Pays-Bas). Marie et Guillaume vont débarquer en Angleterre, chasser son père Jacques II en 1689. Ce dernier va tenter de reconquérir son trône à partir de l'Irlande. La bataille finale s'est déroulée le 12 juillet 1690, au nord de Dublin, sur la Boyne, et a été remportée par Guillaume d'Orange.


Cette bataille et victoire que célèbrent les protestants nord-irlandais sur les catholiques, est au cœur de leur identité : protestante, anticatholique et profondément attachée à son appartenance au Royaume-Uni protestant.


Cette identité se décline au sein d'une association : l'ordre d'Orange, fondé en 1795. Cet ordre, en 1991, est organisé en 800 loges et dirigé par un comité central, composé de 33 membres avec à sa tête un grand maître et un grand secrétaire. En 2012, 34 000 membres font partie de l'ordre d'Orange, mais il ne faut pas oublier leurs familles, leurs sympathisants, etc. L'ordre d'Orange en Irlande du Nord représente une force culturelle majeure. Ces Orangistes organisent principalement les manifestations autour du 12 juillet, mais aussi d'autres activités récréatives et font du lobbying auprès des responsables politiques. L'unité des protestants autour de l'ordre d'Orange est plus importante lors des moments de crise quand les Orangistes estiment que leur identité est en danger : soit en 1829, au moment de l'émancipation des catholiques; soit autour de la question du Home Rule entre 1886 et 1920. Les Orangistes sont aussi responsables des "Troubles" dans les années 1960. Les autorités nord-irlandaises sont toujours hésitantes face aux Orangistes. Interdire les marches et les bûchers quitte à souder et radicaliser encore davantage les Orangistes ? Les autoriser et craindre des dérapages ? Finalement, le gouvernement nord-irlandais essaie de canaliser les marches et feux en interdisant les manifestations de haine les plus flagrantes comme brûler les drapeaux et vérifie le trajet des marches…





La marche de Glenarm nous a semblée peu mobilisatrice. En effet, les hommes qui défilaient étaient très âgés. Certains avaient bien du mal à marcher, voire suivaient dans une voiture - décorée du drapeau britannique bien sûr ! Ils avaient réussi à convaincre leurs petits enfants de tenir les drapeaux, mais les jeunes hommes étaient rares.



Les Orangistes semblent en perte de vitesse. Seuls les bûchers attirent encore les jeunes car ils se transforment en rave party, une fois les bûchers écroulés. Les odeurs de cannabis ont quasiment couvert l'odeur du bois qui brûle, le soir du 11 juillet !


En fait, dès les années 1960, les Orangistes perdent une partie de leurs adhérents, surtout dans les grandes villes comme Belfast ou Derry, où ils ont perdu un tiers de leurs membres. En effet, les Orangistes sont concurrencés par le DUP du révérend Paisley, né en 1971. Se contentant de lobbying auprès des hommes politiques, l'ordre d'Orange semble moins efficace et moins intransigeant que l'extrémisme de Paisley pour défendre leur appartenance britannique.


Se pose aussi la question du déclassement. La communauté protestante est peu à peu rattrapée numériquement par les catholiques et les marches du 12 juillet, triomphantes naguère, deviennent peu à peu le reflet de l'insécurité des protestants. Cette perte de vitesse est également économique. L'Irlande du nord, spécialisée dans les chantiers navals et le textile, connaît la désindustrialisation comme toutes les "vieilles" régions industrielles. Les emplois industriels relativement bien payés, disparaissent au profit d'emplois féminisés et moins rémunérateurs. Les classes moyennes protestantes subissent un appauvrissement et se sentent de plus en plus abandonnées par le Royaume-Uni depuis le Brexit.



Créé en 1795, l'ordre d'Orange n'est-il plus qu'un vague rappel de la domination protestante en Irlande du Nord à coup de marches et de bonfires ? En tout cas, la question du Brexit déchaîne les passions. Cette question va-t-elle réactiver le conflit nord-irlandais ?


Mon dernier article au sujet de l'Irlande du Nord va bien sûr porter sur le protocole nord-irlandais, avant de quitter l'Irlande pour une autre grande région britannique qui a également voté contre le Brexit, c'est-à-dire l'Ecosse.

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© 2023 Dominique et Denis KRAUTH

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